Le nez rouge de Pierre Etaix

Le clown, cinéaste, acteur et dessinateur Pierre Etaix est mort ce matin.

J’ai rencontré Pierre Etaix en 2013. Je lui avais envoyé par la poste mon court-métrage « La chambre noire », dont un plan lui était dédié. Deux jours après, je recevais en retour une magnifique lettre de sa part, clamant sa surprise et son enthousiasme, et m’offrant les encouragements les plus vibrants.

À son invitation, je suis allé lui rendre visite à Paris, rue Germain Pilon, à deux immeubles de l’appartement où vivaient mes parents lorsque je suis né. Notre rencontre a duré sept heures, et je l’ai quitté avec trois excellents whiskys écossais dans le pif, car il fallait bien sortir de chez un clown avec un nez rouge.

Il m’a longuement raconté son travail sur « Mon Oncle », dont le tournage a duré deux ans. Il inventait les gags, il a dessiné tout le film plusieurs fois, et en tant que premier assistant il était le seul autorisé à diriger Tati (qu’on surnommait « Tatillon ») quand celui-ci était dans l’image. En préparation, Tati venait par dessus son épaule pour regarder les gags qu’il inventait, donnait son avis, demandait de tout recommencer, puis repartait en maugréant « Travaillez, travaillez. » Tati était éternellement insatisfait. Il disait que si, après un an ou deux, vous étiez toujours content de votre gag, alors il fallait le réaliser. Il n’hésitait pas à attendre et laisser maturer longtemps, et remettait tout en question, y compris sur le plateau.

Etaix était d’accord avec Tati, qui disait que chez Chaplin, il n’y avait pas de gags. Le roi du gag, c’était Keaton. Chaque gag était un micro-scénario, une construction. Par exemple, dans « Seven Chances », Keaton cherche l’heure et voit une horloge, mais c’est l’enseigne d’un horloger. Il se tourne et voit, en vitrine, des dizaines de montres à des heures différentes. Il entre et demande l’heure à l’horloger, qui sort sa montre à gousset… qui est arrêtée ! Je répondis que c’est pourtant bien un gag, dans « Les temps modernes », lorsque Chaplin agite le drapeau tombé d’un camion et se retrouve malgré lui à diriger une manifestation. Etaix admit, mais nuança tout de même : ce n’est pas une construction comme chez Keaton.

Etaix m’a raconté que Tati se disait supérieur à Chaplin, et disait que Keaton ne ferait pas date. À cette époque, les films de Keaton n’avaient pas encore été réédités, et Etaix ne les avait jamais vus. C’est son père qui lui en avait longuement parlé. Lorsqu’Etaix découvrit les films de Keaton, il avait déjà fait ses courts-métrages, et songea à abandonner définitivement le cinéma.

Pierre Etaix m’a raconté ses collaborations avec Jean-Claude Carrière, leur premier Oscar à Hollywood, puis le second en 2011, qu’il trouvait « disproportionné ». Il m’a raconté ses joies avec Robert Bresson et ses différends avec Peter Brook. Il m’a raconté la dépression nerveuse qui lui a fait perdre un an. Il m’a évoqué sa belle amitié avec Jerry Lewis, et le film qu’ils ont écrit ensemble mais pour lequel ils ne trouvèrent jamais les financements, car en France, Jerry Lewis était regardé de haut. Il m’a parlé du mot d’admiration que lui a écrit Woody Allen, il m’a montré ses travaux en cours, il m’a raconté comment il concevait ses films, les découpant sans vraiment les écrire. Il m’a fait partager beaucoup d’expériences de galères, de frustrations, mais aussi toutes les joies d’une vie de cinéma.

Nos échanges étaient entrecoupés de pauses où Pierre Etaix me disait chaque fois d’une nouvelle façon combien il avait aimé « La chambre noire ». Ce qui l’avait « infiniment touché », c’était l’authenticité de ce film sincère qui ne fait pas semblant, et qu’une seule personne pouvait réaliser. Il a apprécié que le film « ne comporte absolument rien d’intellectuel ». Sa femme, Odile, m’a raconté que lorsqu’il a commencé à regarder le film, il s’est écrié « Viens voir, il se passe quelque chose ! » tellement il se réjouissait.

Il m’a confié que Buster Keaton lui avait demandé de le diriger dans un remake de son chef-d’œuvre « Seven Chances » (« Les fiancées en folie »). Hélas, l’immense clown américain est mort trois mois après cette incroyable proposition. Aujourd’hui je ressens quelque chose de cette déception, moi qui concoctais un petit rôle pour Pierre Etaix dans mon premier long-métrage.

Si vous découvrez ses films aujourd’hui, ils vous sembleront peut-être surannés, vieillis, longuets, éventuellement pas toujours très réussis. Mais c’est une œuvre qu’il faut considérer dans son ensemble. Pierre Etaix a élaboré, interprété et réussi des gags avec autant de rigueur et d’efficacité que Chaplin ou Keaton sans avoir le millième de leurs moyens. Il a une responsabilité capitale dans les qualités de « Mon Oncle », qui est un des plus grands films de tous les temps. Son chef-d’œuvre est selon moi « Yoyo », classique et moderne à la fois, qui sublime autant l’âge d’or du slapstick qu’il donne à ressentir la sensibilité de son auteur avec la grâce d’un Fellini.

Adieu Pierre ; merci pour vos encouragements qui m’ont donné confiance et qui m’ont appris à rire au nez des critiques et des difficultés. Je ne vous oublierai pas, et je rirai toujours plus fort en votre souvenir !