Carnet de voyage à Abidjan


Pour épauler le cinéaste Benoît Mariage dans le choix des acteurs ivoiriens de son nouveau long-métrage “Les rayures du zèbre”, j’ai eu le plaisir de partir une semaine à Abidjan pour mettre en place des ateliers de jeu.

Voici mon carnet de ce voyage passionnant…

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LUNDI 19 MARS

Je suis bien arrivé en Côte d’Ivoire. Il fait TRES CHAUD ! Par rapport à Cotonou, où je suis allé en 2005, Abidjan est plus urbanisée, il y a l’eau potable… La présence française est impressionnante, manifestement renforcée depuis le placement d’Alassane Ouattara par Sarkozy. Des entreprises comme Orange ou Bouygues sont incontournables. Pas encore vu de moustiques, ni beaucoup de soleil car on a passé toute la journée à l’intérieur. La directrice de casting a déjà repéré 200 personnes, et on a vu toutes les vidéos aujourd’hui ! Son objectif est d’en voir 1000 avant la fin du mois… Le poisson est délicieux, et surtout les bananes “Aloko”. Je n’ai pas encore la turista, je prie chaque soir pour y échapper. Mais pour le moment je suis le seul de l’équipe à ne pas avoir été contaminé… donc fatalement le prochain sur la liste ! J’espère que j’aurai l’occasion de voir un peu le pays, mais c’est mal barré parce que comme je suis là pour faire travailler les comédiens, je risque de passer les journées enfermé. Ceci dit, rencontrer aussi intimement les autochtones est une façon très privilégiée de découvrir un pays.

Vu de l’avion : d’après mon ami Harold Schuiten, qui m’écrit de Комсомольск На Амуре, à l’extrême-orient russe, il s’agirait d’aquifères dans le désert du Sahara.

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HAROLD : Il existe des aquifères dans le Sahara (helas le plus souvent sales) d’où le gigantesque chantier de Khadafi qui vise a envoyer l’eau de l intérieur vers la cote ou sont les populations.Le Sahara a en effet ete une vaste savanne il n y a pas si longtemps, ce dont temoignent les restes archeologiques. L ennui avec l irrigation, c est que par capillarite l eau douce risque de faire remonter les mineraux (le sel) souvent contenu dans ces terres ou bien le simple apport mineral de l eau par evaporation aboutira au meme resultat (car non lessives vers cours de au et in fine oceans): des terres slines impropres a toutes cultures (15 pourcents des terres mondiales le sont deja naturellement).

Voici quelques affiches qui en disent long sur l’unité nationale, l’implantation française et le lien entre les deux !

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MARDI 20 MARS

Je ne l’aurais pas cru possible, mais c’est pourtant vrai : la chaleur a augmenté en une nuit, et considérablement. Aujourd’hui la température était vraiment accablante, mais le pire c’est au moment de se mettre au lit. Je fonds… Nous avons commencé la journée par revoir nos présélections de la veille. Nous avons gardé 12 personnes sur 200 pour une dizaine de rôles. Mercredi, nous entamons nos ateliers de jeu avec eux, à l’issue desquels nous affinerons nos choix. En attendant, le casting continue et devient de plus en plus aléatoire : rencontres dans la rue, sur les marchés…

L’après-midi, nous sommes allés visiter un terrain de foot (voir photo), puis nous avons auditionné plusieurs personnes qui ont inspiré Benoît lors de l’écriture. Un homme est très clairement sorti du lot. B., «Formateur d’élite» de jeunes footballeurs, dont certains élèves sont devenus des stars. L’un d’eux, que B. recueillit orphelin de père et de mère, est aujourd’hui millionnaire, mais détourne le regard lorsqu’il croise celui qui lui a tout appris. Enfant élevé sans amour, il est devenu un adulte incapable de reconnaissance. C’est le drame de B., et l’un des thèmes du film. B. a été bouleversant au casting, et nous sommes heureux de l’imaginer dans son propre rôle, et que ça lui permette de gagner un peu d’argent, car la vie est évidemment très dure ici. Ensuite nous avons rencontré une dame qui s’est révélée extrêmement convaincante. Lorsqu’on lui a dit combien elle nous a plu, elle a avoué qui elle était… et B. la reconnaissait parfaitement : c’est une actrice ivoirienne très connue, qui a eu la classe de ne rien nous en dire avant de passer l’audition. Quand on alterne entre non professionnels et professionnels, ça me procure toujours une grande joie de me rendre compte que les grands pros sont extraordinaires. Je crois que je suis rassuré quand je vois le travail payer…

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image (B. et la célèbre comédienne.)

Après cette bonne journée, nous sommes allés boire une puis deux puis trois bières avec Ken de Korogo, dit «l’Africain blanc», et c’est la rencontre qui nous a tous mis par terre. Ken est un ami proche de mes amis les Berriau, famille étendue vendéenne, qui m’ont encouragé à le contacter une fois à Abidjan. Ken est d’origine française mais Ivoirien avant tout. C’est la première fois que je rencontre un blanc qui parle Français avec l’accent africain, qui connaît le dialecte, qui utilise tous les idiomes et qui a tous les tics de langage. Il nous a servi un miroir du Blanc vu par les Noirs, qui fut un très grand moment de jouissance et d’humilité. Tant de choses sont insoupçonnables pour nous. Il nous a notamment expliqué que les Blancs «parlent comme des mouches», c’est-à-dire qu’ils parlent trop vite en imaginant que tout le monde les comprend. Ou l’histoire fascinante de ces blancs amoureux d’une Africaine qui croient romantique de leur envoyer des bouquets de fleurs. Quand les bouquets arrivent, les voisins disent avec ironie «Bon appétit !», car un bouquet vaut quatre poulets, mais qu’ils ne feront manger personne !

MERCREDI 21 MARS

Aujourd’hui je me suis senti tout nu devant les acteurs, alors que ce n’est pas «mon»film. Bien sûr, c’est la nature de l’exercice, mais il y a quelque chose de plus. Un regard en miroir. Nous les regardons, les dirigeons, les encourageons, dans la recherche d’une authenticité. Mais c’est nous qui sommes le plus à poil, en exposant à tel point notre vision de ce monde que nous venons représenter. Le réel a encore frappé…

En Côte d’Ivoire, il y a plusieurs ethnies. Certaines ont passé des accords d’alliances, d’autres c’est plus compliqué. Ainsi, quand on a demandé aux acteurs en début de journée lesquels parlaient le même dialecte, ils se montraient les uns les autres du doigt en disant : «elle c’est ma sœur, lui c’est mon esclave» puis d’ajouter «c’est vrai non ?» et l’interlocuteur de faire oui de la tête.

Nous avons sélectionné deux acteurs parmi les professionnels, notamment une fille de 20 ans qui dans le jeu comme dans la vie fait preuve d’une distanciation abasourdissante qui contient tout le choc culturel. Chez les non professionnels, nous avons sélectionné une adolescente d’origine villageoise, tellement juste et naïve qu’on osait à peine lui donner des indications ; et un monsieur étonnant, dont le visage impassible et les yeux de caïman laissent croire à une absence absolue d’intelligence : le désespoir total. Heureusement, cet homme est en réalité très malin, et a un sens de l’humour formidable. Nous lui avons donné le rôle d’un officier d’état civil : le genre de mec qui a un petit pouvoir, et quand on arrive devant lui, on se dit que tout est perdu d’avance. (C’est une valeur universelle qui fait autant rire les Ivoiriens que nous.)

Quand on a annoncé à tous ceux-là qu’ils avaient réussi l’audition : pas un sourire, pas une marque de joie. La fille distanciée a dit «Si ça vous convient, alors ça me convient.»

image (Kris, la directrice de casting, et Benoît, le réalisateur, auditionnent un mécanicien)

Je me couche avec l’écho d’une impro que j’ai jouée avec une jeune fille qui jouait bien mais qu’on ne prendra pas parce qu’il n’y a pas de rôle pour elle. Je jouais le blanc amoureux qui lui prend les mains et lui promet l’Europe avec tout son cœur. Bien sûr, ce n’est pas moi ; bien sûr, je ne me vois pas encourager qui que ce soit à quitter son pays pour l’Europe et sa répugnante politique d’immigration ; mais quand on joue tout est possible. Ce n’était qu’une impro, qu’une scène de fiction, où chacun était l’ambassadeur d’un archétype de sa culture, mais ça ne me laisse pas tranquille. Je ne reverrai jamais cette fille, mais je n’oublie pas le brillant de son œil quand je lui ai promis l’Europe. J’aurais aimé lui dire de ne pas y croire juste avant qu’elle parte. Ca donne du sens à mon engagement dans ce film qui démystifiera un peu notre continent.

Après une telle journée, même le silence est vibrant. Ah, non ! C’est la clim…

JEUDI 22 MARS

Aujourd’hui, je parlerai d’amour.

La première : «Si une Africaine fait l’amour avec un blanc, ça veut dire qu’elle aime les caresses et les préliminaires. Les mecs ici, ils ont rien compris.» J’ai eu la chance de parler d’amour avec quatre Ivoiriennes de 25-35 ans. La première continue : «Les noirs, ils te font l’amour pour te montrer qu’ils sont les plus forts. C’est pas avec ça que l’Afrique va se réveiller.» La deuxième répond qu’elle a déjà fait l’amour avec un blanc, mais que ça ne valait pas le déplacement. Cependant, elle précise que les Européens ne se soucient pas du regard des autres, et sont plus ouverts au partage en couple. La première précise qu’un Européen, quand il pense à toi, il t’envoie un sms, et que ça fait toute la différence. Alors la deuxième contre-attaque : «C’est vrai que c’est bien que les blancs montrent toujours leurs émotions. Au moins ils savent dire «Je t’aime» ou «J’ai envie de te voir.» Mais le problème avec eux, c’est que c’est tout de suite les grands sentiments, et tu vois bien qu’ils sont sincères, et alors là ça fait trop peur, tu ne sais pas jusqu’où ils peuvent encore monter, alors il vaut mieux s’enfuir avant… on ne sait pas quoi !» La troisième, la plus jolie, répond qu’elle n’a jamais eu de petit ami, parce qu’elle est trop méfiante des hommes. La deuxième décrit comment elle a “eu” son mec actuel : au début, elle l’appelait tout le temps, demandait tout le temps à le voir, brûlait délibérément les étapes. Puis, “quand il s’est habitué”, j’ai tout coupé, comme ça il était tout étonné, et il voulait retrouver ça. “Comme ça, j’ai planté mes griffes !” Alors la quatrième dit qu’elle a connu le grand amour, qu’elle a aimé à perdre la raison, mais qu’on ne s’en remet pas comme ça, pas même après trois ans. Bouleversant ! Et oui, quand il s’agit d’amour, on est quand même tous les mêmes. (Désolé pour cette conclusion si prévisible.)

Sinon, je n’ai toujours pas eu la turista. Je l’attends encore, mais je crois bien que je suis tiré d’affaire !

VENDREDI 23 MARS

Le Bénin m’a profondément marqué. Le pays et tout ce que nous y avons partagé. A Abidjan, je comprends mieux Cotonou. En venant ici pour raisons professionnelles, je loge dans un hôtel trois étoiles, je me déplace avec un chauffeur, je mange souvent dans un restaurant pour expatriés… Parfois on sort dans un maquis, on discute avec les gens, je me sens bien et la nostalgie du Bénin m’envahit.

Nous avons rencontré beaucoup de jeunes filles pour le casting, et j’ai essayé de parler avec celles que nous avons retenues. Lorsque j’ai évoqué mon voyage au Bénin, elles étaient impressionnées. Surtout quand j’ai raconté la découverte du village Savalu et son fétiche, la visite chez le charlatan, les sacrifices rituels, les cérémonies… Elles m’ont dit qu’il y a des Africains qui n’ont jamais vu ça, parce qu’ils ne connaissent que leur capitale. Ensuite la relation a changé. Leur regard était différent. Ce qu’elles disaient quand je faisais mine de ne pas écouter avait une autre sonorité.

Ce qui me marque par dessus tout, c’est à quel point le Bénin est magique. Je me souviens avoir posé les yeux sur la palmeraie à côté de chez Alougbine Dine, et d’avoir senti sa vibration enchantée. Je me souviens des caméléons à corne qui déclenchent la foudre quand un scorpion les pique. Je me souviens du marché pour sorciers où nous avons acheté une tête de chien effrayante, et une chauve-souris qui semblait figée en plein vol. Je me souviens de l’étudiante togolaise effrayée, brusquement rentrée à Lomé car à Cotonou il y a trop de revenants dans les rues. Je n’ai retrouvé autant de magie nulle part ailleurs. Je me souviens des contes que Patrice me disait, je me souviens des charlatans, bokono, sorciers, et surtout du FA, l’art divinatoire du golfe de Guinée, aux 16 signes astrologiques dont chacun contient un conte traditionnel qui doit être combiné à un autre, ce qui donne 16×16=256 histoires à connaître sur le bout des doigts. Je me souviens de cette soirée d’initiation au conte que Patrice a organisée pour moi, où nous avons revêtu l’habit traditionnel et échangé des histoires au coin du feu après avoir invoqué les dieux de la parole pour qu’ils nous cèdent la parole. Après quoi je fus admis dans le cercle des conteurs.

La magie de Cotonou me manque. La Côte d’Ivoire a la chaleur du Bénin, l’odeur du Bénin, on y mange des alloko et des poissons délicieux, mais il n’y a pas la force du vaudou. On ne croise pas de revenants dans les rues, la musique traditionnelle est écrasée par le coupé-décalé, l’influence française est forte… Mais Abidjan a d’autres qualités que je n’ai pas encore eu l’occasion de découvrir. «Abidjan est doux.» Y reverrai-je un singe riche héritier, prénommé Jean, qu’un employé est chargé d’abreuver avec du coca trois fois par jour ?

Ce soir je me couche avec un mal de bide pas possible qui me rappelle l’histoire de l’omelette aux piments. Ce matin-là à Cotonou, je me suis réveillé après tout le monde, et sur la table du salon il y avait une grosse omelette aux piments. Le petit frère, qui était encore là, m’a dit “mange, c’est pour toi” avant de sortir et me laisser seul avec le mets. J’ai commencé à manger, mais j’ai vite senti qu’il allait me falloir du courage pour déguster le plat entier. “Pas de chichi dans un pays où il y a la famine !”, me suis-je dit, et j’ai patiemment avalé toute la casserole. Ca m’a pris environ une heure. Plus tard, bien sûr, je me tordais de douleur à l’estomac. Quand la famille est rentrée, le petit frère s’est exclamé : “Oh ! Le blanc ! Il avait faim ! Il a tout mangé !” et j’ai compris que c’était le plat destiné à toute la famille que je m’étais forcé à avaler par politesse.

 
SAMEDI 24 MARS
Hier, Benoît (Mariage, le réalisateur du film) est passé à la télé dans une émission de grande audience pour lancer une nouvelle invitation au casting. Benoît insiste pour que tout le monde se sente libre de venir s’essayer. Il a appliqué à la lettre les conseils de notre copain Ken de Korogo : parler lentement en articulant bien, répéter les informations importantes, et surtout ne pas insister sur “film professionnel et international” (ce qui nous aurait tenté en premier lieu). En effet, les gens se diraient sans doute “si les professionnels n’ont pas été pris, pourquoi me prendrait-on moi ?”
Ce matin, ce sont pas moins de 300 personnes qui faisaient la file dès 8h du matin à la catholique “Communauté de Saint Egidio”. (D’abord ce sont des locaux pratiques et bien situés, mais aussi cela rassure les gens car, il y a peu de temps, il y a eu de faux castings – payants – pour des films imaginaires !) Hélas, sur les 300 candidats du jour, au moins 250 étaient des jeunes filles de 21 ans. Certaines venaient de loin, avec leur maman et leurs frères. C’était touchant.
Kris, la directrice de casting, et ses deux assistants ivoiriens, Jacques et Fatim, ont voulu relever le défi de faire passer tout le monde afin que les gens qui ont parcouru de longues distances ne soient pas venus pour rien. Du coup ils se sont organisés comme des chefs. Quelques candidats se sont déclarés “renforts bénévoles” et ont participé à l’organisation de la journée pour le bien de notre entreprise, qu’ils trouvent positive pour le pays. En effet, Kris a décidé de laisser tous les fichiers à Jacques et Fatim, afin qu’avec cette banque de données qui rassemblera bientôt 2000 personnes ils puissent créer leur propre agence de casting à Abidjan. Ainsi, les candidats intéressants pour qui nous n’avons pas de rôles seront quand même mis en évidence dans le fichier, pour attirer sur eux l’attention des prochains cinéastes.
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Les renforts bénévoles : (ça pourrait être l’affiche d’une série télé : “Bénévoles, saison 4” !)
En fin de journée, comme nous avions l’impression que la file d’attente ne raccourcissait pas, Benoît et moi avons aménagé un deuxième bureau de casting en parallèle du premier… Alors que nous nous doutions déjà en jetant un œil à la file que personne n’aurait sa place dans le film. On devait être drôles à voir, on aurait dit deux animateurs d’un stage de théâtre à Neufchâteau, qui s’efforcent de donner leur bonne humeur à tout le monde en veillant à ce que personne ne s’ennuie.
Dans mes photos de la journée, j’ai retrouvé cette image énigmatique de la dernière candidate de la journée… C’est ma plus belle photo de ce premier voyage à Abidjan.
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EPILOGUE
Ô grands dieux de la turista,

Pardonnez-moi d’avoir mis en doute votre toute-puissance.
Pardonnez de m’être cru au dessus de vos sorts.
A peine ai-je envisagé de quitter la terre sacrée africaine, j’ai senti la prophétie se réaliser.
J’ai compris aujourd’hui que nul n’est à l’abri. J’ai compris qu’il ne faut ni évoquer ni provoquer, encore moins invoquer les dieux de la turista.
Je vous en prie, faites cesser les souffrances et la malédiction qui s’abattent sur mon âme.
Pour toujours, j’honorerai vos fétiches.
Votre misérable serviteur,
Maxime