Papa va à Hollywood (récit)

Los Angeles, octobre — novembre 2022

J’étais un peu dépité suite à un oral devant un jury de subventions culturelles ; c’est un passage obligé dans le financement d’un film. Cette fois-ci, certains membres avaient reproché à mon nouveau scénario de prendre le thème de la mort à la légère.
— Non, Max, tu leur as parlé de la jubilation du public ?! T’es fou, c’est du suicide ! s’esclaffe l’ami à qui je téléphone pour décompresser.
— Mais prendre la mort à la légère, c’est le principe de la comédie : dédramatiser pour jubiler !
— C’est une commission, il faut aller dans leur sens ! Tu aurais dû les rassurer sur le fait que ton film n’est pas une comédie consensuelle, mais une comédie qui porte un regard sur le monde.
— Ouais, enfin s’ils ont lu le scénario, ils l’ont saisi, mon regard sur le monde
— Bah ! N’y pense plus. Des jurys, tu en verras encore des dizaines. C’est une loterie de toutes façons. Ton voyage va te changer les idées, alors profites-en bien !

Je suis allé chercher mon fils à l’école maternelle, puis on s’est penché sur son globe terrestre interactif :
— Tu vois, Nils, notre maison est ici, en Belgique. Papy habite là, à Paris, Papou et Mamou habitent à Bordeaux. Et demain, Papa va prendre un avion et traverser tout l’océan.
— Papa va en Europe, dit Nils sur le ton docte du globe terrestre qui parle.
— Non, Papa va en Amérique.
— Papa va en Afrique !
— Papa va à Hollywood.
— Papa va chez Hollywoooood !

1
Colocs à COLCOA

Salut Maxime ! Super que tu arrives aujourd’hui. On te laissera la clef dans le cadenas à l’entrée du Airbnb. Code : 2076. Le temps que tu t’installes, on te rejoint. Hâte de faire ta connaissance. Bon voyage ! Fanny & Lalo

Je n’ai jamais rencontré mes colocs de Los Angeles, mais, par SMS, ils ont l’air sympa. Le festival nous a mis en relation pour qu’on mutualise nos frais. Quand on accompagne son film, on peut obtenir une aide d’État selon certaines conditions. Concernant mon court-métrage, qui est binational, l’institution française n’a jamais répondu à mes mails ; quant à la belge, elle évalue sans doute encore son intérêt à m’envoyer représenter le pays de la frite à The American French Film Festival. Jusqu’ici connue sous le nom de COLCOA, cette manifestation du Fonds Culturel Franco-Américain et de la Sacem est une vitrine de la Qualité Française pour le Tout-Hollywood. Comme les réalisateurs de courts-métrages ne sont pas défrayés par le festival, Fanny et moi avons choisi de casser nos tirelires car l’occasion était trop belle : nos films ont été sélectionnés pour être projetés à Hollywood ! (Lalo, lui, a eu l’aide française.)

Notre appartement hollywoodien s’avère être un studio hollywoodien : une pièce unique avec un lit unique pour nous trois. Ah non, le canapé semble convertible. Il flotte une écœurante odeur de gaz. Mes colocs entrent. Ils sont tous les deux très beaux : Lalo, trente-sept ans, porte une veste de costard par-dessus sa chemise blanche cintrée, et, sous une veste de costard de mec, Fanny, trente ans, porte la même robe jaune qu’Emma Stone dans La La Land. Hilares, ils reviennent des Hollywood Hills, où ils sont allés se mettre en scène pour re-photographier un plan du film-culte de Fanny.
— Et c’est en dansant sur ce belvédère que je l’ai demandée en mariage, me confie Lalo.
— On sort pas du tout ensemble ! corrige Fanny dans un éclat de rire. 
— Vous êtes amis mais vous dormez dans le même lit ?
— Ben oui, on n’allait pas t’infliger de coucher avec l’un de nous.
— C’est gentil. Dites, vous ne trouvez pas que ca sent le gaz ?
— Ah ! Tu vois ? s’écrie Fanny. Je te l’ai dit, Lalo, on a failli crever cette nuit !
— Le proprio est venu vérifier, dit Lalo. Il prétend que c’est le four qui était ouvert…
— Mais ça pue encore la rage, on va mourir asphyxiés ! C’est pas parce que je suis juive que je dois crever dans une chambre à gaz !
— Ouvrons la fenêtre, ça finira par se dissiper. Et sinon, Maxime, tu votes pour les Césars, toi ?
Mes colocs sont très sélects : ils ont chacun leur film dans la shortlist des César (24 courts, dont seuls 5 seront nommés). Les chances d’arriver jusque là étaient déjà faibles, alors il ne leur reste plus qu’à mobiliser tout l’univers pour que leurs films franchissent le rubicon de la nomination.
— Évidemment que je suis dans le Jury des César, dis-je ! (C’est complètement faux.) Eh bien c’est entendu : je voterai pour mon préféré d’entre vous. Que le meilleur gagne !

Lalo conduit notre voiture sur Sunset Boulevard. À l’arrière, je rumine. Être cinéaste, finalement, ce sont des éliminatoires permanents : concours d’entrée aux écoles, commissions, bourses, résidences, jurys de festivals, Académie des Magritte, des César… Les happy few qui transcendent tout le cursus honorum, moi, je les mettrais bien sur un podium avec une médaille autour du cou, pour qu’on les sacre Champions de Cinéma. Les valeurs du septième art sont les valeurs du sport. Les valeurs de la droite. L’art ne devrait pas être une compétition. La compétition est le contraire de l’art. La curation et la critique sont amplement suffisantes. Les festivals seraient tellement plus prestigieux si le seul fait d’y être sélectionné constituait l’honneur suprême !
Endimanchés, nous nous mêlons au cocktail du festival, qui se déroule entièrement dans les sublimes salles de la DGA : la Directors Guild of America. Fondé en 1936, ce syndicat des réalisateurs joue un rôle capital dans L’Industrie. D’une part, la Guilde passe des accords avec les studios pour faire respecter ses barèmes salariaux et ses conditions de travail ; d’autre part, elle joue un rôle protectionniste en contraignant les producteurs à n’engager que ses adhérents.

« Pour ma campagne des César, dit Lalo en reprenant du champagne, je vais organiser une projection sur le toit d’un immeuble parisien, et le public regardera mon film depuis un spa. » L’attachée de presse est navrée de décliner une proposition aussi flamboyante ; elle a déjà trop de boulot. Mais Lalo est redoutable : il insiste sans paraître insister, avec une force tranquille mâtinée d’assurance ; son accent mexicain adoucissant son look de yuppie cannois. Il l’hypnotise tel Buñuel face à une comédienne, et, à force de supplications, elle capitule et accepte le job. Remerciements abondants, lobbying réussi. Fanny nous rejoint, contrariée. Elle a manifestement eu un différend avec quelqu’un. « Celui-là, maugrée-t-elle, il a de la chance que je sois encore en campagne et que je ne puisse me disputer avec personne ! »

Il faudrait pourtant toujours rappeler que ces fameux César du meilleur réalisateur n’ont jamais honoré Godard, Rivette, Rohmer, Chabrol, ni même Lelouch. Quant aux Oscar, c’est encore pire : ils ont snobé Chaplin, Hitchcock, Kubrick, Lang, Lynch, Lubitsch, Keaton, Hawkes, Welles, Bergman, Fellini, Altman, Leone, Cassavetes, Tarkovski et Kurosawa. Face à un tel anti-palmarès, quelle légitimité donner aux statuettes ? Si je suis tolérant envers les croyances des autres, moi, en matière de trophées, je suis un réalisateur athée.
— Un réalisateur raté ?! s’insurge Lalo. Mais non, Maxime, il faut y croire !
— Hors de question que je me mette à croire ! dis-je en m’engouffrant dans le quiproquo : dans la vie, il faut être son propre juge.
— Oui mais pas un juge impitoyable ! continue-t-il. Moi je l’ai vu, ton court-métrage, à Paris. La salle riait à tout rompre, tu pourrais gagner quelque chose cette semaine !
— Je n’en ai aucun espoir, dis-je en surjouant ma désillusion. Les comédies ne gagnent jamais, c’est connu. Mes films ne cochent aucune des cases des jurys… ni des commissions, d’ailleurs.
— C’est parce qu’on parle beaucoup des César que ça te rend amer ? demande Fanny avec une infinie précaution.
— Je suis peut-être un petit peu jaloux, dis-je, désarmé. Ça va passer, je suis surtout découragé à cause d’un jury qui m’a malmené avant mon départ.
— On connaît ça par cœur, tu sais, dit Lalo en me posant fraternellement la main sur l’épaule.
— Au fait, je dois vous avouer quelque chose… J’ai abusé de votre crédulité : je n’appartiens pas au Jury des César.
— On s’en doutait, répond Fanny. Tu sais… il n’y a pas de Jury des César, comme tu dis. Il n’y a que des votants. Mais on t’aime bien quand même ! se précipite-t-elle d’ajouter.
— Oui, abonde Lalo, tout ça n’a aucune importance !
— Je sais, dis-je, honteux. J’ai voulu vous faire une farce en vous mettant en compétition, mais j’ai l’impression que…
— Ça ne marchera pas ! me coupe Lalo. Pas entre Fanny et moi. La compétition, c’est un jeu, mais pas l’amitié !

L’économie américaine est un tuyau d’aspirateur connecté à votre portefeuille pour en sucer le contenu jusqu’au dernier cent. Tout est payant, tout est cher, et il faut rajouter taxes et pourboires, alors que l’euro n’a jamais été si faible. En me levant, j’ai eu la curiosité morbide de jeter un œil à mon compte : il est au bord du gouffre. À ma place, un Américain chercherait un job ; et, à Hollywood plus qu’ailleurs, mes compétences devraient servir. Cela ne pouvait mieux tomber : ce matin, le festival nous invite à franchir le portail mythique du studio où furent tournés My Fair Lady, Blade Runner, Annie et The Dark Night. Notre van se gare au pied des murs infranchissables derrière lesquels je bâtirai mon avenir, et je m’émeus d’apercevoir le château d’eau rendu célèbre par les Animaniacs, orné des légendaires initiales WB…

2
Le Vatican du mass-media

Les studios Warner Bros. Discovery constituent un véritable État-dans-l’État dont les hangars pharaoniques abritent 32 plateaux. Le Studio 16 mesure près de 30m de haut et abrite une cuve de 7 570 823 litres d’eau où j’ai hâte de réaliser des scènes aquatiques. Ma coloc Fanny perd aussi la raison : elle danse dans les rues, un sourire béat aux lèvres, se délectant de fouler les méta-décors de La La Land. Lalo, insensible à cette guimauve, reste scotché à son iPhone, connecté à Lalo Land. À la boutique, je m’endette pour acquérir une casquette couleur or floquée WB. C’est un investissement : l’espoir stratégique d’induire, ainsi sapé, l’image subliminale que je travaille déjà ici, afin que les cadres du studio identifient le poulain sur qui parier.
Notre Délégation (c’est ainsi que le festival dénomme ses talents) est invitée au plus près des sphères de décision, dans une salle Art déco où un ponte de HBO nous entretient. Nous apprenons que l’actionnaire principal de ce Vatican du mass media est l’opérateur téléphonique AT&T, ce qui n’est pas anodin car notre prêcheur n’a pas une seule fois parlé de film ou de série, mais exclusivement de contenu. Il jure d’être plus honnête face à nous que devant la presse, mais exige que ses propos ne soient pas divulgués sur les réseaux sociaux. Je ne trahirai donc nul secret transmis, de crainte d’ébranler l’Empire, et me bornerai à rapporter que, la main-d’oeuvre étant moins chère en Europe, la création de contenu local par des cinéastes rompus aux conditions difficiles est un excellent calcul pour le conglomérat. Notre hôte ne doute pas de notre talent et se lèche les babines de travailler avec nous à pas cher dès que nous serons devenus les stars de notre pays.
« Eh bien voilà ! Si tu veux aller travailler comme un con pour un salaire de merde, tu connais l’adresse ! » me lance Maria, réalisatrice et jury du festival, un sourire en coin, en découvrant ma somptueuse casquette WB.

Ayant digéré la déception qu’on ne m’ait pas proposé de réaliser le prochain Batman, je dois revoir ma tactique pour gagner des dollars. Je n’ai toujours pas reçu de réponse de l’institution chargée du rayonnement international du cinéma belge qui pourrait subsidier mon voyage, mais qu’à cela ne tienne : ce midi, la Délégation est invitée à un déjeuner-sur-l’herbe à Beverly Hills, chez la Consule de la République Française en personne. C’est l’occasion ou jamais de flatter mes mécènes. Je me suis fait très beau. Pantalon jaune et chemise rouge sous ma veste noire : les yeux exercés auront reconnu le flamboyant Drapeau Belge dont s’est affublé celui qui s’invente ambassadeur culturel. Comble de la mondanité : j’enfile ma casquette WB (pour Wallonie-Bruxelles, pardi !)

Après avoir gratifié la Consule d’un baisemain proustien, je lui vante les faits saillants de la Culture belge, inhibant juste assez mon léger accent pour qu’il ne paraisse ni manifeste, ni contrarié. Durant l’entrée, je déclame du Brel. Garnissant mon assiette au buffet, je réjouis l’auditoire par ma comparaison des styles de Ray et Simenon. Au dessert, il reste de la place pour un peu d’humour belge, alors je m’illustre par mon imitation de Chantal Ackerman, qui a toujours son petit effet en haut lieu. Au café, j’entonne Bruxelles, je t’aime d’Angèle, pianissimo, puis, l’instinct me dictant que cet intermezzo est une offrande musicale opportune, je chante forte puis fortissimo, incitant les convives à poser les mains sur les épaules de leur voisin. Sous ma baguette, la faune d’expatriés se métamorphose en une chenille de joie autour de la piscine de Son Excellence. Ce fut, pour un Consulat français, une garden party très bruxelloise !

Je profite de votre attention pour transmettre les compliments sincères de la Diplomatie Française à notre Ministre Bénédicte Linard, dont la politique culturelle a une fois encore prouvé, à travers la pupille que je suis, ses résultats admirables jusqu’à la côte Pacifique du Nouveau Monde. J’espère, Madame la Ministre, que cette démonstration de mon communautarisme culturel me vaudra votre généreuse obole pour financer mon prochain film, même si celui-ci s’avère — je le reconnais humblement — relever du genre mineur de la comédie, et risque de ne pas vous rapporter un Grand Prix à inscrire sur votre tableau de chasse cannois.

— Et votre court-métrage, Maxime, quand peut-on le voir ? demande la Consule. On m’a rapporté qu’il était désopilant.
— Eh bien samedi à quinze heures, Votre Excellence, dans la salle François Truffaut : la grande salle de la Directors Guild of America. Si je pouvais compter sur votre présence, mon pays en serait infiniment honoré. Bien entendu — et c’est la moindre des choses — vous êtes mon invitée, vous ne paierez même pas votre place !

Visite émouvante des studios Wallonie-Bruxelles

Tu vois cette maison, au coin de la colline ? C’est celle de David Lynch.
— Il y a de la lumière ! dis-je. On devrait aller lui demander des bonbons pour Halloween !
— Tu ne crois pas si bien dire, réplique François Truffart, le directeur du festival, qui aurait aussi bien pu s’appeler Jean-Luc Godot. Il y a de cela quelques éditions, j’ai montré la maison à deux réals, ils sont allés sonner, et Lynch leur a offert le thé !
— En arrivant, j’ai remarqué qu’on a emprunté un tronçon de Mulholland Drive.
— Oui, c’est la perpendiculaire. Et tu vois la baraque tout en haut avec les lumières rouges ? Juste derrière, il y a Tarantino. On ne le voit jamais sortir.
— Il passe sûrement son temps à regarder des films, dit Lalo.
— Là tu as Charlize Theron. Et plus loin vers West Hollywood : Di Caprio.
— Et là-bas ? demande Fanny.
— Là-bas, c’est… chez moi, dit modestement François.

3
City Of Lights, City Of Angels

Nous partageons un barbecue au ranch de Randal Kleiser, en surplomb de la Cité des Anges qui brille de mille feux dans la nuit noire. Randal a réalisé Grease, Croc-Blanc, Le vol du Navigator, Le Lagon Bleu et autres monuments de notre enfance. Après nous être gargarisés de notre chance d’être là, mes fidèles colocs et moi nous asseyons dans le salon de Randal, et parlons de sexe.

Lalo, son truc, ce sont les femmes plus âgées, celles dont la vie a marqué le visage ; si possible ménopausées pour régler la question des enfants. Un comédien nous raconte son dernier plan à trois. Une réalisatrice révèle que, la veille de mon arrivée, un réalisateur et elle ont fini la soirée chez un couple los angélien, et ont compris que leur présence les engageait dans un potentiel plan à quatre qui ne s’est pas concrétisé ; la laissant incandescente et démunie face au mercure affolé de son thermomètre libidinal, toujours pas redescendu ce soir — et cette discussion n’arrange rien. Une locale fait monter la tension sexuelle d’un palier en nous relatant sa romance avec un célèbre acteur américain. Elle compte en tirer un roman-scénario qui promet un Pretty Woman tragique, une variation sur Pygmalion. Les regards se tournent enfin vers le seul qui n’a encore rien raconté : moi.
— Plus je vous écoute, dis-je, et plus je trouve que ma vie est ordinaire. Jamais je n’ai été impliqué dans un plan à quatre, ni même à trois. Occasionnellement à deux. La plupart du temps tout seul. Et encore… Je suis pathologiquement monogame, je n’ai jamais fait un pas de côté. Je suis aussi fidèle à mon épouse que Randal à son chien qui se trémousse entre nos pieds.
— Et ça te frustre ? demande Fanny avec commisération.
— Pas du tout. Vous voulez connaître mon secret ? Mon imaginaire est fertile et souverain, et je ne lui interdis rien. Strictement rien. Ni personne !
— On veut des noms ! exige Lalo.
— Vous êtes tous sur ma liste, sans exception.

Plus tard dans la nuit, c’est en rut que mes colocs et moi arrivons au Jumbo’s Clown Room, où nous attend Jimmy, expatrié qui écrit sur le cinéma comique.
— Tu ne votes pas pour les César, par hasard ? demande Lalo, l’air de plaisanter.
— Ah non, désolé. Bon, je vous explique le principe. Il y a deux sortes de bars à danseuses : ceux où l’on peut boire de l’alcool, et ceux où l’on ne peut pas. Ici, on peut. Ça s’appelle un Bikini Bar. Le corollaire, c’est qu’il n’y a pas de nudité.
Un videur inspecte nos sacs, confisque ma bouteille d’eau, contrôle nos pièces d’identité, et nous laisse entrer.
— Il vous faut des petites coupures, poursuit Jimmy en nous entraînant dans le club : une bonne liasse de billets d’un dollar. Ce sont vos tips. Pendant chaque danse, le public jette des pourboires sur la scène comme du charbon dans une locomotive. Plus vous aimez, plus vous tippez. Moi, par respect, je donne toujours deux ou trois dollars par performance — quatre ou cinq si j’aime bien — et j’en dépense une vingtaine par soirée, plus les boissons. Les photos sont strictement interdites, votre téléphone doit rester dans votre poche.

Un morceau de rock retentit. Une danseuse a choisi sa chanson sur le juke-box. La trentenaire entre en scène dans une tenue provocante et burlesque. « Burlesque », pas comme mon film muet, mais au sens du glamour extravagant de cabaret. Elle interpelle le public d’un regard prédateur, s’accroche à la rampe de pole dance, et démarre un strip-tease féroce et défiant. Elle porte des chaussures à talons très compensées en plastique qu’elle claque contre le sol, ou contre le plafond quand elle a la tête en bas, dans un son puissant qui confère à son solo un style martial et violent. C’est elle qui mène le jeu, qui a le plein contrôle de notre transport. Il y a autant de femmes que d’hommes dans le public, peut-être même plus. Il nous semble que les femmes sont sensibles à la technique, au côté warrior qui tient la dragée haute aux mecs, tandis que ceux-ci jubilent de laisser l’insoutenable agacement titiller l’empire de leurs passions moites.

— Un truc pareil, c’est unique, je n’ai jamais vu ça ailleurs qu’à L.A., me confie Jimmy. En France, les clubs de strip sont glauques, ce n’est rien de comparable à la bonne humeur qui règne ici.
— C’est complètement hypnotique, dis-je, c’est à la fois excitant et intimidant.
— Exactement. Alors tu lances du fric pour extérioriser ce que tu ressens, dit Jimmy en lançant deux billets. Faut l’aider celle-là, elle a du mal à démarrer.
Ce n’est pas si facile de lancer un dollar. La matière est souple et a vite fait d’effectuer un arc de cercle pour atterrir au pied de la scène. Fanny chiffonne ses biffetons pour les lancer en boule, moi je les pince au centre pour reproduire le vol d’un avion de papier.
— Ce qui me surprend, dis-je, c’est que ce n’est pas une danse lascive de courtisane. C’est plutôt une sorte de corrida, dans laquelle le taureau, c’est nous, le public.
— Non, le taureau, c’est le capitalisme, on le défie tous ensemble.

La chanson est finie. Applaudissements. La scène est tapissée de billets. La danseuse en sous-vêtements se met à quatre pattes et fait glisser les dollars entre ses coudes jusqu’aux coulisses telle une serpillère humaine, en nous souriant par en-dessous.
— C’est humiliant ça, regrette Fanny.
— Ça fait partir du rituel, dit Jimmy. Il faut bien comprendre que tout est rituel.
— J’adore, précise Fanny. Je trouve ça génial, et je suis hyper sensible à ce qui se passe. Mais il y a le poids de l’Histoire derrière ce qu’on voit, et je ne peux m’empêcher d’être triste que notre monde oblige encore les femmes à se trémousser pour exciter les mecs.
— Elles ne sont pas obligées. Regarde ce qu’elles gagnent. Je pense qu’elles se font mille dollars la soirée. Et le pole dance, c’est une sacrée discipline, il faut le vouloir pour atteindre un tel niveau technique et une telle musculature.
— Je suis partagée. Je suis heureuse de découvrir ça, et pourtant je suis mal à l’aise, je n’arrive pas à concilier ce que je ressens avec une lecture féministe.

Monica sort de la loge, 43 ans, beaucoup trop jeune pour Lalo. Jimmy la serre dans les bras, c’est une amie. Sortie du rôle, elle nous questionne du regard, exactement comme une comédienne qui attend de savoir si on l’a trouvée bien. On la complimente. Elle est de bonne humeur car un théâtre a accepté de produire la pièce qu’elle a écrite et dans laquelle elle va jouer. Souriante, elle se dit consciente d’être privilégiée. Elle retourne sur la piste. Fanny vient vers moi :
— Je sais. Je crois que ce qui me dérange, c’est qu’il n’y ait pas aussi des hommes qui dansent. Là, ce serait équilibré. Si les spectatrices aiment voir danser des femmes, pourquoi les spectateurs n’aimeraient pas voir danser des hommes ?
— L’égalité, c’est la symétrie ?
— Ce serait déjà pas mal.
— Peut-être que si les femmes ont créé leur truc, les hommes pourraient le leur laisser et inventer autre chose.
— Aaaah ça m’énerve, je n’arrive pas à juger ce que je vois !
— Mais pourquoi veux-tu juger ?
— Parce que si on laisse les choses se faire sans y réfléchir, les choses iront dans la mauvaise direction.
— Tu ne crois pas qu’on puisse réfléchir sans juger ? Je veux dire sans prendre une position morale ?
— Franchement, vu l’état de la société, je ne sais pas si ça suffit.

Désolé de vous l’apprendre abruptement, mais le climat est foutu. Les efforts de tout notre continent ne compenseront jamais le train de vie d’un seul Yankee. Ils prennent la voiture pour aller aux chiottes, la plus infime ruelle comporte quatre bandes, et le pouvoir d’achat les baigne dans l’illusion de l’opulence. Vous voulez manger léger ? On vous sert du léger pour quatre. « Combien de vaches abat-on chaque jour pour que personne ne finisse son assiette ? » s’émeut Lalo en léchant, au bout de ses doigts, la sauce jalapeño de ses buffalo wings. Nous sommes démoralisés car Fanny est repartie à Paris. Ces quelques jours de colocation fusionnelle demeureront gravés en nos cœurs telle la dalle que mériterait notre trouple sur la Hollywood Walk of Fame.

4
Nos étoiles contraires

Pour contempler les fameuses étoiles sur le bitume, le pèlerin du cinéma doit écarter les crève-la-faim qui les recouvrent. La misère est aussi criante que la richesse est impudique. Derrière deux clochards, j’aperçois au loin les lettres blanches iconiques du Hollywood Sign. On les doit au québécois Mack Sennett, le génial producteur qui avait révélé Charlie Chaplin, Fatty Arbuckle et Harry Langdon. Il possédait les terrains et, à des fins de promotion immobilière, avait fait ériger en 1923 les lettres HOLLYWOODLAND (La terre du bois-de-houx).
L’histoire la plus tragique du bois-de-houx est celle de la starlette Peg Entwistle, née en 1908. Son destin tout tracé de comédienne de Broadway s’avérait compromis car le public n’avait plus les moyens d’aller au théâtre durant la Grande Dépression. Devenue alcoolique, Peg partit à 24 ans pour Hollywood où le cinéma connaissait un âge d’or. Elle y tint quelques petits rôles, enchaîna surtout les castings ratés, et, ruinée, finit par s’abîmer dans des photos de charme. Le 16 septembre 1932, Peg gravit le Mount Lee, escalada la lettre H de Hollywoodland, et se jeta dans le vide. Deux jours après, l’oncle chez qui elle résidait ouvrit une lettre de la Beverly Hills Playhouse, qui proposait à Peg un rôle principal… voué à se suicider au dernier acte.

Le festival nous invite à passer la soirée sur le rooftop du Sixty Hotel, Beverly Hills, dont personne à ma connaissance ne s’est encore jeté. J’y félicite Bertrand Usclat et Wilfried Méance, mes confrères de comédie, pour leur long-métrage Jumeaux mais pas trop, qui a fait la deuxième partie de mon court. En guise de dîner, on grignote des amuse-bouche au homard. C’est excellent mais ça ne nourrit pas son homme ; avoir faim doit être un truc de pauvre. Tandis qu’on ricane, un vieux producteur vient m’entreprendre, élégant dans son costard bleu électrique taillé à l’italienne. On parle de tout et de rien jusqu’à ce qu’il aborde un vrai problème de riche : son régime.
— Pour tenir le coup quand je voulais maigrir, dit le vieux producteur, j’ai gardé en tête l’image héroïque des prisonniers d’Auschwitz. Eux ont su tenir bon sans nourriture, avec une inébranlable dignité.
— Je comprends l’idée, mais Auschwitz n’est certainement pas l’image que j’aurais utilisée.
Le Directeur du festival nous rejoint, préoccupé. Il ne pourra peut-être pas assister à la remise des prix à Paris car il est assigné jury d’un procès d’assises. Sa seule chance d’y couper serait que la peine capitale soit requise, alors il serait disqualifié en raison de sa double nationalité — de peur que son idéologie européenne ne l’incline à voter par principe contre l’exécution.
— La Révolution Française aussi c’était épouvantable, rebondit le vieux producteur d’une voix tremblante. Moi, mes ancêtres, se sont faits décapiter par les cruels révolutionnaires. C’est terrible comme l’Histoire se répète…
— Je suis navré pour vos ancêtres, mais je ne crois vraiment pas que votre perte de poids, la Shoah et la Révolution Française aient quoi que ce soit d’une équivalence historique.
Il me raconte son projet de série : il veut faire jouer Napoléon par un noir. Je raconte que, coïncidence, j’ai eu à peu près la même idée quand j’ai réalisé le clip Ferrari de mon groupe de funk The Peas Project en 2012, mais moi c’était à des fins de décalage humoristique — ce qui avait horrifié les responsables du Musée de Waterloo à qui j’avais demandé une participation financière.
— Alors ça c’est formidable ! s’exclame mon nouvel ami, l’œil brillant. Toi aussi tu as compris que Napoléon, dans le fond, était noir ?
— Je n’irais pas jusque là. C’est quand même lui qui a réhabilité l’esclavage dans les colonies françaises. Vous savez quoi ? Je crois qu’on n’a pas lu les mêmes livres !
Un réalisateur barbu se joint à nous :
— Enchanté, Salah.
— Alekoum salam ! répond vivement le vieux producteur, main sur le cœur.
— Non, non, Salah ! C’est mon prénom !
— Pardon, c’est l’enthousiasme. Je suis très heureux de vous voir ici, vraiment très heureux. Faites seulement attention à vous, d’accord ? Ici, tout le monde est armé, et il y a beaucoup de racisme. Ce n’est pas comme en France.
Je m’abstiens de le reprendre sur le fait qu’il n’y aurait pas de racisme en France, et prends congé pour voir ce que devient Lalo.

Je me fraye un chemin au bord de la piscine, où pas moins de cinq réalisatrices trentenaires échangent leurs ressentis sur la congélation d’ovocytes, et retrouve mon coloc aviné. Il a goûté tous les cocktails. Sa diction en souffre, mais pas sa confiance en lui, magnifiée par son regain d’accent mexicain. Rusé comme Zorro, il approche sa proie : une quinquagénaire altière et lascive, dont le bout vernis des orteils trempe dans l’eau chlorée :
— Toi qui es productrice, dis-moi : quel geste artistique aimerais-tu voir transpercer l’écran ? Par-delà la sémantique ou la sémiologie, moi, ce qui me fascine ce sont les corps, les corps et la comédie, la comédie humaine qui se dévoile tel un corps qu’on déshabille… avec les dents ! Il est plus que temps de réaliser une comédie musicale endiablée, n’est-ce pas ce que le monde attend ? Là, comme ça, sans réfléchir, serais-tu prête à m’accompagner dans l’aventure ?
— Je me battrais comme une chienne enragée, répond sans desserrer les dents la productrice à l’articulation pâteuse, aussi ivre que lui.

Le dimanche, c’est à Lalo de prendre la route de l’aéroport. On dirait la fin d’une colo. Des poches sous les yeux, mais avec un sourire aussi long qu’un café americano, il m’offre un hug affectueux avant de monter dans son Uber. Bouleversés, nous nous jurons avec l’haleine fétide du lendemain de veille que jamais notre amitié ne faiblira. Tandis que la voiture s’éloigne, il baisse sa fenêtre et me crie « N’oublie pas de voter pour moi aux César ! »

En fin de soirée, après une projection hilarante de son film Coupez !, Michel Hazanavicius, le réalisateur de The Artist, papote avec quelques fans avant de se diriger vers le van qui nous emmène dîner. Derniers survivants du festival, nous devisons en tête-à-tête. On dit du bien du jeu de Laurent Capelluto dans OSS 117 : Rio ne répond plus, on échange nos anecdotes de travail avec François Damiens, puis on évoque la place de la comédie dans le cinéma :
— C’est très simple, me dit Michel. Si ce que tu fais c’est… de la comédie d’auteur, c’est bien ça ?
— Oui, j’imagine…
— Eh bien tu seras toujours trop intello pour le marché, et trop grand public pour les cinéphiles. Vaut mieux que tu t’habitues tout de suite, le snobisme arrivera des deux côtés.
— Je passerai à travers tout ça. Entendre une salle rire à l’unisson comme ce soir, c’est la plus addictive des drogues dures. Non, moi, ma malédiction, c’est de convaincre les commissions.
— Les quoi ?
— Ben tu sais, les comités de lecteurs qui décident quels projets méritent les subventions. Les commissions de financement.
— Ah j’en sais rien, j’ai jamais essayé.

Le festival est fini, tout le monde est reparti. Je me suis réservé un Airbnb à Santa Monica. Demain matin, j’y accomplirai mon fantasme : flâner sur la plage, un petit carnet à la main, et rédiger le premier chapitre de mes aventures en attendant l’avion. Mais au rêve américain suit le réveil américain.

5
Retrouver l’innocence

Ça ne sent pas le gaz, mais presque : le pipi de chat. Mon hôtesse Miaomiao — un nom qui la prédestinait aux félins — est originaire de Qingdao, sur la Mer Jaune. Entourée de ses médailles de marathon, elle me dit qu’elle est running coach. Elle m’interroge, et c’est ici que ma vantardise entraînera ma perte. D’abord, j’étale mes notions primitives de Mandarin, et révèle que les nankinois m’avaient baptisé Xiǎo Mǎ (petit cheval). Elle m’invite en retour à l’appeller Xiǎo Miao (jeune semis). Je commets alors ma seconde erreur : avouer la vérité sur ma présence. Épatée de loger une célébrité, elle décrète que demain, on prendra ensemble breakfast et café.
Le lendemain, la serveuse française me remplit, gênée, un seau de yaourt :
— Désolée, c’est des grandes portions dans ce pays…
— Oui, je sais… In America, everything is big.
— Xiǎo Mǎ you’re so funny! répète Miaomiao, morte de rire, en commençant à filmer notre transaction sur son iPhone.
À la terrasse de GoGreek, où je déguste mon yaourt devant l’Océan Pacifique, Miaomiao dégaine l’arme secrète de l’Empire du Milieu : son selfie-stick. Elle m’interviewe telle une journaliste d’agenda culturel ; exprimant par gloussements que tout ce que je dis est si spirituel. Elle coupe car je ne déconne pas assez à son goût. « Discutons mais en riant ! » ordonne-t-elle. Je m’exécute, docile.
Alors que nous pourrions prendre le café ici, Xiǎo Miao m’invite à monter dans l’une de ses Tesla. Nous roulons un quart d’heure jusqu’à un parking où elle peut recharger sa voiture électrique, puis marchons 3 miles. « You remember this place? » dit-elle face à la terrasse de GoGreek où nous étions juste avant ! Vu l’heure, je n’ai plus qu’à faire le deuil de ma plage solitaire ; condamné à babiller avec l’athlète de Qingdao en sirotant un litre de coffee-to-go le long d’Ocean Avenue. Au lieu de dire que je souhaite être seul, je sacrifie ma dernière matinée par peur de la froisser.
« Répète en chinois : je cherche des investisseurs pour mon film comique. Non, vends-toi plus ! Hahahaha, c’est drôle ça : miser sur le bon cheval alors que tu t’appelles Petit Cheval ! Je connais des gens riches, alors dis que tu aimes la Chine ! » Que fera-t-elle de ces vidéos ? Deviendrai-je sur Weibo le mème du gigolo rigolo ?

— Très tôt dans mon enfance au Salvador, mon innocence m’a été volée, déclare Juan de but-en-blanc, 5 étoiles sur Uber. Pendant la guerre civile, si je ne voyais pas de cadavre dans la rue, c’était un jour anormal. Je ne sais plus ce que c’est que l’innocence, Max, c’est pour ça que je suis si gros. Aucun traitement ne fonctionne sur mon corps, alors je dois soigner mon esprit… Mais je suis inquiet de ce qui se passe en Ukraine, ça va donner une nouvelle génération d’enfants traumatisés comme moi. Je suis un pacifiste. Pour moi, la guerre est toujours la pire solution. Et qu’est-ce qu’on fait ? Des armes. Et à quoi elles servent, les armes ? À être utilisées.
— En plus, cette guerre nous détourne du combat que nous devrions mener tous ensemble contre le changement climatique.
— Merci Max ! dit-il en frappant son volant si vigoureusement qu’il en donne un coup de klaxon. Comment les États-Unis peuvent-ils vivre dans un tel déni ? Comment peut-on investir autant d’impôts dans l’armement, et si peu dans la santé, l’écologie et l’éducation ?
— Tu as des enfants ?
— J’en ai deux, ils vivent à Las Vegas mais je ne les reverrai plus jamais. Leur mère m’a foutu à terre, elle m’a tout pris, et l’État du Nevada est abominable avec les pères. C’est la vie. Alors je suis revenu à Los Angeles. J’aurais aimé une meilleure situation que faire le taxi mais bon… Max, c’est quand même bien, non, de faire le taxi ?
— Oui, c’est très bien.
— Je gère mon temps, je travaille quand j’en ai besoin, et je rencontre des gens intéressants comme toi, des gens utiles ! Tu sais de quoi on a besoin ? De films plus drôles : hilarants, renversants. Un film comique, c’est une putain de cuite mais qui ne fait pas mal à la tête. Je veux rire tellement fort que j’aurai l’impression que je pourrais en crever raide sur mon canapé. Quand je ris, je retrouve l’innocence que la guerre m’a volée. Tu comprends ça, Max ? C’est à ça que vous servez, vous, les artistes : nous donner de bonnes raisons de ne pas nous flinguer tout de suite. Allez, bon voyage, prends soin de ta femme et de ton petit bout, et le jour où je verrai ton film à l’affiche sur Sunset Boulevard, je dirai que c’est moi qui t’ai conduit à l’aéroport ! Fais-nous rire !

Toi aussi tu as gagné un prix ? s’exclame Fanny, rayonnante dans sa robe bleu pétrole, en voyant Salah arriver tout apprêté.
— Ah non, pas de prix. On m’a invité, je suis venu. Toi, par contre, dit-il en me posant la main sur l’épaule dans un rictus croissant, si tu es venu en smoking de Belgique jusqu’à Paris, c’est que…
— Même pas ! Je suis ici pour applaudir Fanny, et pour trouver les coproducteurs de mon long-métrage.
— Fannyyyy ! exulte Rosaline, l’organisatrice au crâne mi-rasé et aux boucles d’oreilles ethniques, en lui embrassant les deux joues avec la même ferveur. Bravo ma chérie, je suis tellement contente pour toi !
— Et tu as vu, dit Fanny dans un grand sourire, je suis venue avec Maxime !
— Ah oui, Maxime est là, constate Rosaline sans m’embrasser. Pour toi ma belle, c’est par ici : tu passes au photocall et puis tu as une interview !
— Mais attends, Maxime va rester tout seul ?

Épilogue :
Oh no! Not you again!

Les journées de novembre sont courtes ; le soleil est déjà couché quand j’arrive devant l’immeuble de Fanny dans le onzième arrondissement. Je sors de l’ascenseur au cinquième étage, parcours le couloir jusqu’à la porte ouverte, m’essuie les pieds sur le paillasson Welcome, et entre dans l’appartement obscur. Refermant derrière moi, je lis sur la porte Reste avec Dieu, et me dis que le judaïsme de Fanny a peut-être encore des secrets à me livrer… J’enlève mes chaussures, un peu surpris que mon hôtesse ne vienne à ma rencontre. Sur les murs, le scintillement réfracté d’un téléviseur muet donne une ambiance aquatique, dans laquelle une petite fille apparaît à quatre mètres, et m’observe, planté là dans mon smoking.
— Qui c’est, maman ?
La maman arrive en débardeur, une serviette de bain rose sur la tête et un panier de linge entre les mains. Elle me regarde sans un mot.
— Oh, pardon, dis-je confus. Heu, je… je suppose que je ne suis pas chez Fanny ? Je suis désolé, c’était ouvert, alors je suis entré. C’est idiot, j’ai cru que. Bon, ben je sors. Heu. Je la ferme ? La porte ?
La mère et la fille retournent silencieusement dans le salon tandis que je remets mes chaussures anglaises et sors, honteux d’être entré sans y avoir été invité.

Le paillasson de Fanny, lui, affiche Oh no, not you again! Elle m’accueille à bras ouverts :
— Mazette, t’es tout beau ! T’as sorti le grand jeu !
— Ils disaient tenue de cocktail dans l’invitation.
— Mais non. T’es sûr ? Attends, je vais vérifier, dit-elle en empoignant son iPhone.
— Non non non, arrête ! J’ai pas de plan B !
— Si tu es trop bien sapé, tu passeras juste pour le mec qui n’a pas l’habitude !
— C’est ce que je suis ! Tu connais la blague de Desproges ? « On reconnaît un fils d’ouvrier au fait que c’est le seul qui porte un costard dans un mariage de parvenus en bermuda. »
— Sans le nœud pap, ça ira très bien.

Nous sortons du métro à Neuilly-Sur-Seine. Je pose les pieds contre les poils noirs qui bordent l’escalator, pour lustrer mes chaussures que j’ai oublié de cirer. En marchant vers l’Esplanade de La Défense, Fanny m’interroge :
— Du coup tu vas rajouter un épilogue à ton histoire, où Fanny reçoit un prix ?
— Absolument ! Ne t’étonne pas si tu me vois prendre des notes toute la soirée.
— Mais alors, si tes lecteurs trouvent le palmarès du festival, ils verront qu’il n’y a pas de Fanny dans les lauréats, et ils retrouveront mon vrai nom !
— Je peux aussi brouiller les pistes jusqu’au bout, c’est comme tu préfères.
— Il y a souvent des débats éthiques autour des romans qui mettent en scène des personnages réels… Moi je suis plutôt pour la liberté totale des auteurs. En plus je n’ai rien à craindre, tu as fait de Fanny un personnage sympathique et humain… Non ?
— Oh oui, je lui rajouterai juste quelques lignes où elle est obsédée par sa campagne des César, c’est toujours marrant…
— Salaud ! En tout cas, dit-elle avec coquetterie, dans les commentaires sur Facebook, il y a plusieurs personnes qui m’ont bien aimée !

La soirée palmarès se déroule à la Sacem, dont le bâtiment circulaire rappelle furieusement celui de notre regrettée Directors Guild of America. Dans la file du vestiaire, Fanny sent le trac monter et me demande, fébrile, quelle est la bonne durée pour un discours.
— Reste en dessous de trois minutes.
— Trois minutes ?! J’y arriverai jamais, j’ai trop de monde à remercier !
— Pour un mariage, tu peux tirer en longueur, mais à une remise de prix, le public s’emmerde et te jalouse, alors il vaut mieux finir avant qu’on s’endorme. Aux enterrements aussi, trois minutes c’est idéal.
Nous recevons chacun un ticket de consigne, et nous aventurons vers le verre de bienvenue.
— Tu as l’habitude des enterrements ? me demande Fanny avec compassion.
— Malheureusement je m’y connais bien. L’avantage c’est que mes proches meurent jeunes, ça aide à faire court !
— Note cette phrase pour ton feuilleton, ça te va bien l’humour noir !
— Je la garde plutôt pour ton éloge funèbre, quand tu te seras faite poignarder pour ton trophée !
— T’es vraiment affreux ! La prochaine fois, je te demanderai d’écrire mon discours.
— Ton discours des César ? Je prends !
— Cette fois-ci, c’est pas moi qui en ai parlé !

Photocall : cérémonial contemporain consistant à se faire tirer le portrait devant un arrière-plan publicitaire, sur un tapis rouge qui reste hors-cadre. L’intérêt est d’attester qu’on y était. Plusieurs photographes vous interpellent simultanément, rient de vos blagues et vous suggèrent des attitudes. En posant devant le papier-peint aux motifs des sponsors, on prête son image à la réclame en contrepartie du sentiment d’être valorisé. Il en résulte des photos affreuses et sans contexte, que personne n’a jamais envie de montrer ; les flashes faisant briller les visages avec une dureté qui inflige un sacré coup de vieux. Cependant, tout le monde est prêt à patienter pour apparaître dans le bottin mondain de l’évènement, et je ne fais pas exception.
— Par ici Maxime !
— Mets la main dans la poche, t’es pas là pour te faire chier !
— Super le sourire en coin !
— Quel naturel ! On sent qu’il a l’habitude !
— Ouaiiiiiiis c’est dans la boîte, Maxime !

Un organisateur m’explique que le tapis rouge fait partie du forfait clef en main de la présentatrice du palmarès. C’est bien : c’est économique. « C’était une très belle édition, comme on l’a vu en images ! » nous félicite la cachetonneuse après un aftermovie montrant essentiellement des images de photocall. On applaudit. Les discours s’enchaînent, ils font tous une blague sur le changement de nom du festival. Le réalisateur Michael Mann est venu en personne décerner l’une des statuettes, qui représentent un personnage prétendument unisexe (mais avec des hanches et une poitrine saillantes) pourvu de grandes ailes pointant vers le ciel, mais dépourvu de tête, et tenant une étoile à deux mains. Le trophée m’évoque un alliage doré entre Icare avant qu’il ne se brûle les ailes, et Salomé brandissant la tête de Jean-Baptiste. Je lis dans ce symbole l’ambivalence entre lauriers du succès et rançon de la gloire.

Fanny reçoit le prix du public. Elle est parfaite dans le rôle : souriante, spontanée, sincèrement émue, elle n’oublie de remercier personne, appelle vigoureusement à voter pour son film aux César, et parvient même à nous faire rire.
— Tiens, dans ton feuilleton, elle s’appelait pas Fanny ? me chuchote mon voisin de droite, un réalisateur sympathique rencontré à Hollywood.
— Oui. D’ailleurs toi aussi il faudra que je te rebaptise… Bruno, ça te convient ?
— C’est toi l’auteur ! Et il est pas là, votre troisième larron ? Le mexicain.
— Lalo ? Il est en voyage avec sa dernière conquête…
— Il a bien raison !

Deux heures plus tard, la présentatrice nous invite à nous rendre au dîner. Venu le ventre vide, je suis encore une fois tombé dans le piège : en fait de dîner, on nous sert d’excellents zakouskis mais rien de plus consistant ; sept ou huit bouchées sur la soirée.
— Qu’est-ce qui est le mieux : le prix du jury ou le prix du public ? me demande Fanny, son trophée à la main.
— Les deux sont parfaits, mais à choisir, je préfèrerais le prix du public car il récompense le plaisir et l’émotion. Le public ne triche pas, il n’a pas d’intérêts secondaires. Je suis vraiment heureux pour toi, et d’autant plus heureux que ce soient, dans l’ensemble, de bons films qui aient été primés.
— Je te crois, mais je sens aussi de la mélancolie dans ton regard. J’entends tes pensées : tu es en train de te dire que tout ce cirque est risible, que les palmarès ne sont qu’une grande mascarade, que le cinéma est gangrené par la culture compétitive, et que si les prix n’existaient pas, on ferait la fête tous ensemble dans une même joie.
— Ah non, pas du tout ! dis-je dans un mensonge.

À minuit, la seule enseigne encore ouverte est un Burger King. Tant pis pour ma perte de poids, j’engloutis un burger avec urgence en marchant vers l’appartement de Fanny. Je ne le digèrerai pas, et passerai la nuit à me tortiller d’inconfort en attendant l’heure du réveil sans fermer l’œil. Je me rhabille vers six heures du matin et traverse l’appartement éclairé par la rémanence des réverbères. On n’entend que le frigo. Fanny est une personne raffinée, il n’y a pas une faute de goût dans sa déco. Le thème est univoque : le cinéma. La porte des toilettes est tapissée de tickets de séances, comme un grand tableau de chasse. Il y a dans ce rituel un écho de la méthode Coué : comme si, à force de se répéter qu’on est cinéaste, on le devenait — et il faut croire que cela porte ses fruits. Il ne manque qu’un César sur la cheminée. Les murs sont ornés d’affiches de films populaires charmants, mais ce ne sont pas les versions connues : soit ce sont des réinterprétations artistiques, dans une esthétique qui n’a rien à voir avec celle du film, soit ce sont les vraies affiches mais dans une langue étrangère. Dans les deux cas, cela donne l’impression d’une mise à distance, d’une étape à franchir entre la fan et l’objet de sa fanitude. Si Fanny est groupie, elle l’est au second degré, c’est une midinette d’élite. Je trouve que son intérieur reflète quelque chose de son travail : elle joue le jeu du cinéma d’auteur, mais sans y perdre ce que sa sincérité garde d’enfantin.

En montant dans le train, je dégaine mon smartphone pour montrer mon billet au contrôleur, et vois que j’ai reçu un email de l’institution dont j’attends depuis un mois et demi la réponse à ma demande de soutien pour partir à Los Angeles.
— Monsieur, votre billet s’il vous plaît ! Le train va démarrer !
— Un instant…
Mes bailleurs de fonds me demandent non seulement mon relevé d’identité bancaire pour me rembourser les frais…
— Monsieur ! Dépêchez vous !
…Mais aussi les coordonnées du festival, pour lui soumettre d’autres films franco-belges l’année prochaine ! Je m’installe dans le Thalys pourpre qui va fendre l’aube, et, malgré ma nuit blanche, c’est ivre d’une victorieuse gratitude que j’ai le plaisir de conclure sur les mots :

avec le soutien de
WBI — Wallonie-Bruxelles International
🐓

Je remercie mes Colocs à Colcoa pour leurs relectures sagaces et stimulantes de chaque épisode avant leur publication, et les remercie tout aussi chaleureusement pour leur autodérision qui m’a autorisé à les croquer sans craindre de les froisser. Si vous votez aux César du court-métrage, considérez un vote de préférence pour Les Vertueuses, réalisé par Stéphanie Halfon, ou Ibiza, produit par Eduardo Sosa Soria. 

2022 © Cedric-Doux.fr / Sacem

Bande-annonce

Heureux comme Ulysse qui a fait un beau voyage, je retrouve avec joie Nils et Agathe qui m’ont tant manqué, et me remets enfin à ma table de travail, prêt à me confronter à la réécriture de mon long-métrage. Avant que je ne tape le premier mot, le téléphone sonne :
— Monsieur Pistorio ? Vous êtres bien rentré de Los Angeles ? Ici la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques. C’est encore confidentiel, mais j’ai une excellente nouvelle à vous annoncer…
— Quoi, mon scénario est… ?
— …sélectionné pour l’Atelier Grand Nord, oui ! Félicitations Maxime ! C’est la crème de la crème des résidences d’écriture !
— Oh ! Je suis tellement heureux, ça fait des années que je souhaitais y participer !
— Vous serez donc quatorze scénaristes issus de toute la francophonie : quatre français, deux belges, deux suisses, un rwandais, quatre québécois et un ontarien, ainsi que sept consultants issus des mêmes pays. Vous allez recevoir les treize autres scénarios et il faut que vous les lisiez attentivement. Ensuite, vous êtes invités à travailler tous ensemble au cœur de la campagne québécoise dans un cadre idyllique ! Monsieur Pistorio ? Vous sanglotez ?
— Oh, mais c’est de joie, vous savez… Je vais revoir Montréal !